1.

Shushô ouvrit les yeux.

Ses paupières se soulevèrent et une grande bouffée d’air pénétra dans ses poumons. La douleur lui traversa la poitrine. Elle essaya de se redresser, y parvint sans trop de difficultés. Elle n’était apparemment pas blessée.

L’obscurité l’enveloppait, mais une lumière, au-dessus d’elle, était visible.

— Incroyable… Je suis encore vivante. Je n’arrive pas à y croire, murmura-t-elle, le regard fixé sur le faisceau lumineux qui filtrait entre les roches.

Sa voix se répercuta contre les parois qui l’entouraient. Elle se trouvait au fond d’une crevasse.

Elle pouvait articuler des sons, elle parvenait à voir. Elle tenta de remuer ses membres et le reste du corps. Ça faisait mal, mais tout avait l’air de fonctionner. À part quelques égratignures et des bleus, la carcasse était intacte.

— J’ai vraiment eu de la chance !

Quand le yôma en flammes avait levé ses bras devant elle, elle avait pourtant cru que c’était la fin.

Elle se livra à un rapide examen des lieux. À sa gauche, un gros rocher en surplomb semblait peser sur elle de tout son poids. À sa droite, deux autres étaient empilés à l’oblique, formant comme un gradin. Le sol humide était couvert d’herbe. Il descendait en pente douce en s’évasant vers le fond de la cavité.

Elle se mit debout. Elle leva les yeux et aperçut une ouverture un peu sur le côté. Plus large qu’elle l’aurait cru. La paroi rocheuse s’élevait jusqu’au dehors et pointait sans doute à l’extérieur. La faille où elle était tombée avait probablement été creusée par les eaux d’infiltration.

— Je vois…

Prudemment, elle entama sa remontée. La surface était glissante et certaines arêtes étaient tapissées de mousse. Quelques brins d’herbe s’étaient entassés dans les anfractuosités. Prenant garde où elle posait les pieds, elle progressa lentement vers la sortie.

Sa tête émergea sous un flot de lumière. Elle s’agrippa au chiendent qui poussait autour et parvint à s’extirper du trou. Un profond soupir s’échappa de sa poitrine. L’endroit était légèrement raviné, creusé comme une cuvette arrondie. Elle s’allongea sur le dos au milieu des graminées. Au-dessus de l’arc de cercle que formait le bord du talus s’étirait un grand ciel bleu. Elle ferma les yeux quelques instants. Elle se sentait bien. Vivante dans chaque fibre de son corps.

Elle prit une longue inspiration et se remit sur ses pieds. Devant elle, la pente grimpait doucement. Elle la gravit lentement, traversa un petit bosquet d’arbustes et déboucha sur la lande dont le paysage lui était devenu si familier. La terre brûlée par le soleil ondulait en vagues blanches jusqu’à la lisière d’une forêt dans le lointain.

Personne à l’horizon. Nulle trace non plus de la voiture abandonnée.

Ma parole…

La pointe du rocher au pied duquel elle était tombée s’élevait au-dessus du relief. Elle l’escalada et promena de nouveau son regard sur les environs. Mais même du haut de ce promontoire, elle ne put rien apercevoir.

Ma parole, le yôma m’a transportée jusque-là entre ses griffes !

Le haut de sa manche présentait un énorme accroc.

Je me suis probablement décrochée en cours de route et j’ai dû rouler ensuite dans la crevasse.

— J’ai été plutôt chanceuse, on dirait. En tout cas jusqu’à maintenant…

Je m’en suis sortie, d’accord, mais je ne sais pas où je suis… Ni où se trouvent les ascensionnistes… enfin, les suivants qu’ils ont abandonnés. Et je n’ai ni eau ni provisions. En fait, ma situation n’est peut-être pas si réjouissante que ça !

Elle arracha sa manche déchirée et la noua à la branche d’un arbuste. Cela lui servirait de repère. Après quoi, elle décida d’aller inspecter les lieux.

— J’espère que le yôma est mort, au moins.

Si c’était le cas, elle pouvait être tranquille pour un moment : le grand singe avait tellement terrifié ses congénères qu’il avait fait place nette. Elle ne rencontrerait pas d’autres yôma dans le coin.

L’ombre de Shushô s’étirait déjà sur le sol. Était-elle restée sans connaissance pendant plusieurs heures ? Elle n’en avait pas l’impression, mais après tout ce n’était pas impossible.

Elle fixa quelques instants le gros rocher pour en mémoriser la forme et partit ensuite droit devant elle. Régulièrement, elle se retournait pour vérifier qu’elle ne le perdait pas de vue. Elle finit par s’arrêter lorsqu’une colline plus haute que les précédentes le masqua. Elle n’avait toujours rien trouvé. Elle décida alors d’effectuer un grand cercle en prenant la roche pour centre. Après un tour complet, la voiture demeurait introuvable. Elle se mit à crier de toutes ses forces et tendit l’oreille. Rien. Elle recommença. Toujours rien.

— Ça devient un peu inquiétant.

Elle décida de regagner le chemin.

— Mais où est-il, ce chemin ? On m’a toujours dit : « Si tu te perds, ne bouge pas, reste là où tu es. » Hum…

Le conseil ne valait que si on était sûr que quelqu’un était à sa recherche. Le problème, c’est qu’elle n’en était pas sûre du tout.

Ils ont peut-être renoncé à me chercher en croyant que j’étais morte ? Jusqu’ici, chaque fois que quelqu’un a disparu, on l’a considéré comme mort, et on a continué à avancer. Il vaut peut-être mieux ne pas trop les attendre…

— J’irai jusqu’où je pourrai ! Et voilà !

Elle examina son bras nu. Il lui faisait mal si elle appuyait, mais il ne saignait pas.

Il n’y a pas d’entaille. Ce qui veut dire que le yôma ne m’a accrochée que par ma veste et qu’il n’a pas dû m’emmener bien loin. Si j’arrive à retrouver le chemin, je pourrai sûrement rejoindre ceux qui sont devant.

— Ce qu’on peut faire, on doit le faire ! affirma-t-elle en hochant la tête d’un air volontaire.

Elle retourna au gros rocher et grimpa à son sommet pour y entasser des pierres. Après quoi, elle planta quelques branches d’arbuste au milieu.

— Comme ça, au moins, je suis sûre de pouvoir le reconnaître de loin.

En cas de besoin, elle pourrait revenir ici et se réfugier dans la crevasse. Elle avait remarqué que le sol était humide. Il devait sûrement y avoir une source en dessous. En creusant, elle parviendrait sans doute à la trouver si elle manquait d’eau.

Elle repéra l’orientation du soleil et la physionomie du terrain, puis choisit une direction. Elle se mit en route en comptant ses pas. Lorsque la roche disparut de sa vue, elle ramassa quelques cailloux et en fit un tas. Puis elle repartit.

Shushô continuait à avancer, s’arrêtant à intervalles réguliers pour confectionner ses petits monticules de pierres.

Au moins je ne me perdrai pas.

Son ombre s’était encore allongée. Le soir n’allait pas tarder à tomber. Elle fit son cinquième cairn et progressa encore un peu. Mais lorsqu’elle ne l’aperçut plus, elle décida de faire demi-tour.

Ça ne doit pas être par là.

Et elle revint sur ses pas. Parvenue à son point de départ, elle choisit d’explorer la direction opposée. Elle s’aventura aussi loin que précédemment, mais sans plus de succès. Elle fit marche arrière. Quand elle atteignit de nouveau le rocher, le soleil s’était couché.

Tout était sombre alentour. Elle n’avait rien pour faire du feu, rien à manger et pas une goutte d’eau.

— Y a de quoi être découragée…

Elle grimpa sur le piton rocheux et s’y assit pour se reposer un peu. Elle observa l’obscurité profonde et attendit que la lune fasse son apparition. Quand celle-ci commença à projeter sa lumière pâle, Shushô descendit de son perchoir et se remit à marcher.

La faible clarté dans laquelle baignait l’endroit l’obligeait maintenant à raccourcir l’intervalle entre ses tas de pierres. Sa première tentative nocturne s’avéra aussi peu fructueuse que les précédentes. La deuxième également. À la troisième, alors qu’elle venait de bâtir son cinquième monticule et qu’elle décrivait un arc de cercle à partir de ce point en scrutant les parages, elle aperçut quelque chose au loin. Cela ressemblait à… une carriole !

— Enfin ! Quelle chance ! cria-t-elle en sautillant.

Aucun feu, aucune présence humaine n’était visible.

— Hmm, ils ne sont pas pressés de m’accueillir, on dirait ! murmura-t-elle.

Mais elle s’élança d’un pas léger. Elle courut à toutes jambes en ne perdant pas de vue la voiture, mais bien vite elle commença à s’essouffler et ressentit une douleur dans le bas des côtes. Elle avait un point de côté. Elle serra les dents et continua sa course. Puis elle s’arrêta.

— Ah…

Ce qu’elle voyait maintenant n’était plus une voiture, mais un simple rocher. Elle se retourna précipitamment : plus de tas de pierres en vue. – Ça y est… Je suis perdue…

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